Article à paraître dans la revue Carbone #4 (automne 2007)

Collectif, Raison basse, éditions Caméras Animales, 2007.

Pendant plus d’un an, les éditeurs & écrivains de Caméras Animales, jeune maison d’édition basée à Tours qui prend le temps de mûrir des projets éditoriaux exigeants, ont sélectionné, suscité ou cueilli des textes inédits, épuisés ou rares, mais aussi des textes lus/vus & partagés sur le web. "Anthologie ultra-subjective incomplète" des écritures contemporaines, Raison Basse relève plus du processus collectif d’une cellule clandestine que du manifeste d’une nouvelle avant-garde : au lieu de vagir ex-cathedra quelque sentence vacharde et définitive sur la petite république des lettres, le collectif prend d’assaut la forteresse d’un répertoire littéraire usé et insipide. Revendiquant une texture composite et impure, Raison Basse fend dans une diagonale de défi la logique des genres littéraires qui enrégimentent l’écriture, à commencer par le sacro-saint support "écrit" que l’on tient généralement comme un gage minimum d’intégrité, de sérieux et de pérennité. L’ouvrage fait ainsi place, au milieu de textes plus travaillés, à des formes d’expression parasitaires affranchies de toute posture littéraire, tels les commentaires furtifs disséminés chaque jour sur la Toile, et voués à l’oubli. Ce qui pourrait apparaître au premier abord comme un parti pris d’hyper-modernité (l’attention portée au support numérique, et à des écritures brutes, spontanées, aléatoires) est en réalité davantage une tentative de replacer le caractère urgent, irrésistible et intempestif au centre du processus de création.
A l’opposé de la consanguinité propre à certains ouvrages collectifs aujourd’hui, les éditeurs de Raison Basse ont voulu "cristalliser" ces écritures contemporaines, en les saisissant au bond, dans leur vitesse de vol, pour en restituer toute la tonicité plastique & sonore. La zone est donc traversée par des lignes brisées, disruptives, dont la rencontre crée un champ de forces qui neutralise la redoutée coagulation des formes. Raison Basse oppose à une littérature perçue comme ossifiée les zones de turbulence d’un "syntexte" ayant pour loi sa seule motilité : cut-up, syntaxe chahutée, dévoisements compulsifs, mots fracturés, borborygmes… La dimension expérimentale voisine avec des textes plus "classiques" d’un point de vue formel : morceaux de vies en partance, exils intérieurs, vigies paranoïdes du réel… Il faut se reporter en fin d’ouvrage pour connaître la signature d’un texte, comme s’il s’agissait de délier les traces de toute "autorité" pour faire surgir ce nous invoqué par Maurice Regnaut, aîné du projet décédé avant la publication & auquel le livre laisse le dernier mot, en manière d’hommage. Qu’est-ce qui réunit tous ces auteurs ? Les quelque 30 intervenants de Raison Basse sont à leur manière des irréguliers, certains textes irriguant puissamment l’ensemble, je pense surtout à Ly Thanh Tiên, Sylvain Courtoux, François & Mathias Richard, Daniel Giraud… Le rythme syncopé empêche tout repos de l’écriture en elle-même, dans les formes où elle est tentée de s’assigner pour arbitrer son propre chaos. Les textes réunis sont tous à leur façon des insurrections contre une certaine stase de la parole. Si la Raison agit comme un pare-chocs, alors il faut "mettre la Raison en enfer", la court-circuiter et se tourner vers les commotions de l’infra-mental. Raison Basse choisit de mettre en avant le choc intuitif d’écritures ivres de leur matérialité, schisteuses et mouvantes, ratissant et semant en terrain dénivelé. Raison basse, comme la note tonique sur laquelle se construit l’accord et la corde qui fait vibrer ce lien. Traverser les formes connues, au-delà des estampilles "littéraires", pour renouer avec ce moment où l’idée n’est encore que l’intensité suspendue d’un cri, faire résonner la membrane qui sépare le dedans du dehors – au lieu d’amortir le choc, c’est aussi "apprendre à apparaître" (p.18) – et cette apparition qui couve au ventre de l’art - et de la poésie en particulier - est un lien affranchi des conjonctions qui l’appauvrissent, un lien plus intime, mouvant et complexe. Si chez une grande partie des avant-gardes, tout se joue dans l’écart, dans le dépassement de la norme - perçue comme imposée du dehors, le projet Raison basse creuse plutôt les écarts du dedans, dans l’attention portée à sa mobilité intime : "Entre les fractures de l’esprit se glissent les herbes folles et hallucinogènes de l’être-univers en expansion" (p.79). La langue est ainsi appelée à mu(t)er, dans une sorte d’infatigable torsion d’elle-même. Contre "la magie du fer à repasser" (p. 8) qui opère une réduction à l’aplat des nuances et des textures, Raison Basse convoque tout ce qui a su résister au rouleau compresseur de la raison, cette vie dans les plis où se dérouleront les combats que devront désormais mener la littérature et la poésie. Ambitieux mais sans arrogance, Raison basse est un objet littéraire surprenant, excessif et radical, aux antipodes de tout esprit de chapelle : indispensable pour qui ne craint pas de prendre le pouls d’écritures fébriles, en mutation.


AXELLE FELGINE, JUIN 2007